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Sur deux bords, suivant une ligne oblique, le tableau n’est pas peint (voir ce petit tableau du jeune Picasso à Barcelone). Il est déjà arrivé, dans la peinture classique, que le peintre laisse des endroits non peints. Mais, cette fois, la peinture entière paraît décalée par rapport au support : elle ne coïncide plus avec lui au sens premier du terme – géométrique – selon lequel des lignes ou des surfaces se recouvrent exactement quand on les superpose. Se décèle là, de façon encore si discrète, une possibilité nouvelle qui commence de faire défaillir tout l’édifice précédent de la peinture : de ce que l’ajointement attendu, adéquat, se défait, quelque chose d’imprévu, d’inconçu, subrepticement émerge et vient à l’existence. Telle est la puissance à déployer de la dé-coïncidence.

C’est à cette entreprise de dé-coïncidence que les artistes se sont, depuis, méthodiquement appliqués. Ils s’attachent à défaire la capacité de coïncidence qui était au cœur du dispositif précédent de l’art, et d’abord de la représentation, le dénonçant comme illusion : aussi bien le respect des formes et des proportions que le réquisit de la perspective, la reproduction des couleurs et tout ce qui produit la ressemblance. Or il ne s’agit pas là seulement d’introduire une rupture, de se libérer des contraintes et des normes, d’inscrire une déviance ou d’affirmer une dissidence, c’est-à-dire de dénoncer une adéquation parce qu’elle est suspecte de conformisme. Dé-coïncidence est un concept, en effet, remontant plus au départ de l’écart qui fait la modernité et l’éclaire dans son principe. Cela en faisant paraître que « coïncider » – entrer en complète adéquation – est satisfaisant et même peut être une prouesse ; mais n’est pas viable et manque au fond d’exigence : à la fois est factice et est stérile. Par-là, dé-coïncider fait réentendre l’autre sens de coïncidence et lui donne sa légitimité : la rencontre purement adventice (« une pure coïncidence ») et que rien ne paraît justifier. Dans le jeu ouvert au sein du même terme par ces deux sens opposés – du fortuit ou de l’adéquat, de l’hasardeux ou de l’adapté – ne discernerait-on pas la possibilité même, plus originaire, d’où nous viennent l’art et l’existence ?

De même que la dé-coïncidence défait l’entreprise de coïncidence sur laquelle (se) repose l’art classique (mais les grands peintres du passé n’ont-ils pas eu le sentiment secret d’une telle dé-coïncidence et de son exigence ?), pareille dé-coïncidence défait-elle tout autant l’entreprise de l’ontologie aboutissant à la vérité comme adéquation (de la « chose » et de l’ « esprit »). Ou bien encore défait-elle la morale de la sagesse : vivre « conformément à la nature ». La modernité s’instaure sur ce soupçon nouveau, en effet, qu’il n’y a plus de « nature » ou d’Être comme support possible et comme ordre foncier. Dé-coïncider, en revanche, c’est ouvrir un écart par rapport à une convenance qui ne laisse plus de jeu ni d’initiative ; c’est s’extraire d’un ordonnancement qui, se comblant, bloque les possibles et stérilise. La coïncidence est la mort : tandis que la coïncidence est un enlisement, la dé-coïncidence, en revanche, est promotion et dégagement.

Déjà ce qui s’est promu comme « homme » a dé-coïncidé d’avec les formes précédentes d’animalité (d’ « hominidés ») en introduisant un écart vis-à-vis de leur adaptation précédente (par « ex-aptation », dira-t-on). Tandis que la coïncidence enfouit la possibilité de la conscience, c’est par dé-coïncidence, au contraire, que de la conscience peut, en désadhérant, déployer sa capacité – le zen aussi joue de cet effet. Ou, dit autrement encore, c’est en dé-coïncidant de son intégration dans un monde que se promeut le sujet. Si ex-ister signifie précisément « se tenir hors », cela signifie d’abord hors de la coïncidence qui fait le monde : c’est parce qu’ils sont exilés de l’ordre parfaitement coïncidant du paradis terrestre qu’Adam et Eve peuvent commencer d’exister en sujets et accéder à une Histoire. Si donc « seul l’homme ex-iste », c’est autant qu’il peut dé-coïncider du monde pour y introduire une marge d’initiative ou de liberté – dé-coïncidence que l’art a la charge non pas tant d’exprimer que d’activer.

Dé-coïncidence

d’où viennent l’art et l’existence ?

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